mercredi 31 janvier 2007

Le gros hiver... à Rumégies

«Jamais on avoit vu un hiver plus agréable. Les victorieux [Eugêne et Malborough] en profitèrent ; ils prirent au mois de décembre 1708, Gand, Bruges, etc; mais la nuict du 5 au six janvier 1709, il comença un hiver qu'on appellera jusqu'à la fin du monde le gros hiver. Il a comencé après 5 ou 6 jours de grosses pluies et duré trois mois d'une force inconcevable, entremeslé de desgele, qui ne duroient que quelques heures, de neiges que le vent chassoie dans les endroits les plus bas, de sorte que tous les bled généralement furent geléz, et on n 'a point eschappé un seul grain de colza.

Pendant ce cruel hiver, on voioit des terribles signes ou phénomènes dans les cieux; les plus gros chesnes des bois et la plupart des autres arbres se fendoient de parte en parte ; les pruniers, abricotiers, cerisiers moururent, et les autres arbres ou engelés ou à demie gatés. Dès que les marchands de grain virent les grains engelés, ils en haussêrent le prix très considérablement, et le grain que s'avois vendu l'année auparavant 14 patards le havo[1], je l'ai vendu 12 livres ; c’étoit du meschant métilion[2] qu 'on ne scavoit vendre auparavant.

Ce qu'il comble nôtre misère, c'est que les françois fuient de tous côtés. Ils ont abandonné Tournay sans trouppes presque et sans munitions, et les ailliés en ont fait le siêge, siège fatal pour notre pauvre communauté qui fut le tombeau de plus de trois cent de ses pauvres habitans, en moins de trois mois. Ce siège donc se fit 26 juin 1709. Les Holandois, qui n'avoient point voulu ou osé forcer le mareschal de Vilars aux lignes de Pont-à-Vandin, résolurent d'abandonner ce poste, et, feignant d'aller vers Ypres, vinrent droite à Rumegies. L'armée étoit dans la paroisse et nous ne le scavions point. Nous prîmes un sauve-garde et, ce jour nous ne perdîmes rien. Ils allèrent prendre Saint-Amand, mais le 27, Bon Dieu, quelle journée! .Le jugement dernier sera-t-il plus effroiable? Seigneur, quand je me veux faire une idée du dernier avènement, je me le représente.

Comme j'avois un sauvegarde du prince d'Orange, la plus grande partie des paroissiens se sont retirés à la maison pastorale avec leurs bestiaux ; tous les meubles généralement étoient dans l'église. Plus que dix mil maraudeurs armés de pistolets, de pioches, de baïonnettes, d'espées, de grand bâtons, sont venu fondre sur cette maison et l'église, et ils ont tout entiêrement mis en ruine. Ils ont pris plus de cinquante vaches et bien trente chevaux, et, après avoir piliez desbilier[3] hommes, femmes et filles, ils en ont violé plusieurs et tué à coup de bâton. Tous ces sacrilèges ont exercé leurs rages sur l'église qu'ils ontforcé, pilié, prophané de la manière la plus outrageante qui se puisse imaginer. Pendant ce grand désastre une femme étoit à la mort, à la rue Prière; on a dû lui porter son viatique ; mais en y allant, quoique sans cérémonie, on a fait rencontre de ces malheureux, qui ont futé[4] le curé et lui ont trouvé une sainte hostie dans unepetite boïette[5] d'argent et l'ont pris. Encore on a eu le temps de sauver celles qui étoient resté à l'église, car ils ont jetté le tabernacle au milieu du choeur. Nous fûmes avec toutte la communauté tellement épouvanté que, le lendemain, nous avons tout abandonné à la rage de ces malheureux. Nous avions été entre leurs mains depuis 8 heures du matin jusqu‘à pareille heure heure dusoir, pendant quoy ils ont commis touttes les inhumanités des nations étrangères dont on n'entendoit point le langage et qui avoient des visages qui ne respiroient que le carnage. Nous nous sommes enfuis, les uns à Saint-Amand, les autres à Orchies, Marchiennes et Hânon, et nous y fûmes jusqu’à la reddition de la citadelle de Tournay où tout le pauvre peuple a bien souffert des misères, pauvretés et maladies, aiant ainsi abandonné et l'église et le vilage. En quoy, nous avons très malfait.

(...) Dès que l'armée est descampé d'icy, toutte la communauté est revenu chacun chez soy, mais nous n’y avons trouvé que les murailles, point de portes, point de fenêtres, point de vitres, point un morceau de fer et qui pis est, point une botte de pailles, je dis point une botte; il n'y en avoit point une dans tout le Tournésis, ce qui a causé une mortalité de tous les bestiaux, qui sont tous morts l'hiver suivant.

Je devois bien parler des mortes des hommes avant celle des bêtes, car, depuis le mois de septembre jusqu 'au Noël, le nombre est si grand (je renvoie au registre des morts), sans parler de ceux qui sont morts à Saint-Amand, Marchiennes, Orchies, et tous fautte d'aliment, de linge, de soins ; tout le monde étant malade et ne se pouvant secourir les uns les autres. On a vu visiblement que ceux qui ont eu des bouillions, de bon vin de Bourgogne et le reste à proportion, il n 'en est point mort un seul de ceux-là. C'est une remarque qu'à fait un ancien pasteur dans un vieux registre et qui s'est trouvé en pareil cas. Mais la pluspart de ceux qui sont morts n'avoient ni argent, ni leinges, ni méme de la paille pour se coucher je le répète ; nous conseillions de leur donner du plus fort vin pur dans le fort même de leurs fièvres, et cela faisoit une résolution favorable, et touttes les personnes qui avoient les moïens et qui ne se haïssoient point en ont fait l 'expérience.

(...) Si je voulois escrire touttes les calamités de l'an 1709, je ne finirois jamais ; la pauvreté du peuple si effroiable que je ne me sens point capable de l’exprimer qu'avec des larmes. Encore ne nous vendoit-on du grain à Tournay qu’à couppe-gorge ; chaque bouche n 'en pouvoit tirer par semaine que demi-holteau, soit bled, orge, bled sarazin, avoine, pour du pain que les chiens n 'eussent point mangé une année auparavant. Il falloit y aller tous les jeudi, et dès qu 'on trouvoit la moindre quantité outre la taxe, tout le chario étoit confisqué, ce qui a arivé plusieurs fois.

Adieu, fatale année, que je ne me souvienne plus jamais de toy, si ce n 'est pour me souvenir que c'est mes péchés qui ont attiré cette colère de Dieu."

Registre de catholicité, 1709, A.M. Rumegies.
Cité dans Finot, "Notes historiques consignées sur les registres paroissiaux et les registres de l'état civil des communes", Lille, 1908, p. 53-57


[1] havo(t) : mesure de grain équivalent à environ 17,5 litres
[2] métilion = méteil = blé mélangé de seigle
[3] desbillé = deshabillé
[4] futé = fouillé
[5] boïette = petite boite

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