dimanche 31 décembre 2006

'Le Secteur des Dunes'

de la revue 'Le Pays de France' No. 146, 2 aout 1917
par L. Dumont-Wilden



La Belgique et le front de l'Yser

Le secteur des dunes, qui semble sur le point de devenir un des plus importants du front occidental, avait été depuis la bataille de l'Yser, qui prit fin au commencement de novembre 1914, un des secteurs les plus calmes où il fut donné a de pauvres soldats de s'ennuyer en recevant des obus. Je l'ai visité, il y a quelques semaines. Des ruines de Nieuport, que tenait alors une division française, aux confins d'Ypres, j'ai parcouru les retranchements et les cantonnements de l'armée belge. Le rempart qui de Nieuport à Dixmude longe l'inondation avait l'air d'une paisible digue et il fallait s'en approcher de tout près pour distinguer les créneaux, les gabions, les bastions et les sentinelles qui en faisaient une infranchissable barrière contre le Boche; partout on était installé pour monter, tant qu'il le faudrait, cette garde héroïque et morne, où chaque jour de nombreux soldats trouvaient une mort obscure. Mais avec quelle impatience on attendait l'heure de l'offensive! Et comme on sentait que ce calme précédait la tempête!


Au surplus, s'il fut longtemps tranquille, ce secteur de l'Yser, qui prolonge le secteur des dunes, a toujours eu une importance capitale. Pour les Allemands, les positions de Nieuport sont la clé de Calais; pour nous, elles nous ouvriraient la route de Zeebrugge, le plus redoutable de tous les repaires de sous-marins. Tôt ou tard, l'incendie devait donc se rallumer dans ces parages et comme, par suite de la nature du pays, la guerre y revêt un caractère particulier, il importe de le connaître pour bien suivre les événements.


On a souvent décrit le pays de l'Yser: il n'en est pas de plus plat au monde. Avant la guerre, ces prairies infinies, parsemées de petites fermes blanches à toit rouge, ces champs bien cultivés ne manquaient pas de charme sous le ciel mouvementé de la Flandre maritime. Le travail de plusieurs siècles avait fait de cet ancien polder un immense et verdoyant potager et un incomparable pâturage. De longues routes droites, bordées de peupliers, sillonnaient le pays, conduisant vers ces petites villes paisibles comme des béguinages, qui ne s'animaient que les jours de marché: Dixmude, Furnes, Loo. A l'embouchure de l'Yser, le petit fleuve, naguère sans gloire, qui serpentait obscurément à travers la contrée, Nieuport et, à une époque plus reculée, sa métropole, Lombaertzyde (car cet humble village est plus ancien que Nieuport: le nouveau port) avaient été le regard du pays sur l'immensité des océans. La décadence était venue, il est vrai, le chenal s'était ensablé et, seules, d'humbles barques de pêche venaient s'amarrer au quai que jadis avaient fréquenté les galères d'Espagne et les vaisseaux dé Hollande. Mais Nieuport se souvenait sans amertume de sa gloire passée; son église trop grande abritait les tombes aux inscriptions pompeuses de ses gouverneurs espagnols; sa tour des Templiers, reste d'une commanderie datant du XIIIe siècle, son vieux phare de briques jaunes avaient vu passer Maurice de Nassau et l'archiduc Albert Turenne vainqueur et Condé vaincu, - car on s'est battu bien des fois autour de cette grande dune de Lombaertzyde, qu'on se dispute aujourd'hui. Mais ces souvenirs guerriers et glorieux étaient si lointains! Nieuport, avant la guerre, n'était plus célèbre que parmi les peintres, qui venaient y chercher les éléments d'un pittoresque mélancolique. En vérité, avant le tragique mois d'octobre 1914, ce pays de Flandre paraissait une terre privilégiée, définitivement garée des grands événements, la terre de la vie douce, paisible, abondante et unie.


Quelle différence aujourd'hui! L'inondation et les bombardements lui ont rendu, à peu de chose près, l'aspect désolé qu'elle devait avoir du temps de Strabon qui la décrit comme une sorte d'immense marécage parsemé d'îlots, et où l'eau de la mer se mêlait à l'eau des sources. Le travail poursuivi pendant plusieurs siècles par une race patiente et tenace a été anéanti, et la guerre moderne a refait ce pays aussi inclément, aussi difficile qu'il l'était au temps où sa population, clairsemée dans des espèces de villages lacustres, arrêtait les légions de César.


Alors, comme aujourd'hui (grâce à l'inondation), il n'y avait pour se rendre du Calaisis ou du Boulonnais vers l'intérieur du pays de Flandre que deux routes: celle qui borne le marais au sud vers Passchendaele et Roulers, et celle qui emprunte au nord la longue bande de terre protégée contre la mer par la chaîne des dunes, route très ancienne, comme l'indiquent les noms de lieux: Westende (l'extrémité ouest de la bande), Ostende (l'extrémité est), Middelkerke (l'église du milieu). C'est cette route du nord qui est la plus directe vers Zeebrugge. De là l'importance capitale du secteur des dunes.


Aucun ne fut plus âprement disputé. Dès que les Allemands eurent reconnu qu'il leur était impossible de franchir la barrière de l'Yser, où l'héroïsme de l'armée belge et des fusiliers marins les avait arrêtés en octobre 1914, ils travaillèrent fébrilement à se fortifier dans la partie qu'ils occupaient. Ce n'était pas aisé. Ce sol sablonneux est mouvant; une journée de vent suffit à déplacer des dunes entières, et il faut les planter d'oyats, sorte de chiendent maritime extrêmement résistant, pour leur donner quelque fixité. Pour y établir leurs tranchées, les Allemands ont dû y transporter, sur de petits chemins de fer établis à la hâte, des quantités de terre forte; pour leurs batteries, ils ont dû construire des abris bétonnés; et tout ce travail s'est fait sous le canon des monitors anglais, qui n'ont cessé de canonner la côte.


Mais ils n'ont regardé ni à la dépense en hommes ni à l'effort (ils n'ont d'ailleurs pas hésité à obliger les habitants du pays à travailler aux endroits les plus exposés) et ils ont fait de tout le secteur un formidable camp retranché abondamment pourvu d'artillerie de tout calibre. Ils y étaient déjà fortement établis, quand, le 23 octobre 1914, la division Grossetti, accourue au secours de l'armée belge, s'empara par une vigoureuse contre- offensive de plusieurs têtes de pont sur la rive droite de l'Yser et notamment du village de Lombaertzyde. Ce fut un des plus beaux faits d'armes de cette prodigieuse bataille de l'Yser, qui restera dans l'histoire militaire comme un des plus remarquables exemples de ténacité qu'ait donnés une armée.


Les Belges, qui depuis plusieurs jours combattaient un contre six, avaient été obligés, après des prodiges d'héroïsme, d'évacuer successivement Mannekensverre, Saint- Georges et Lombaertzyde, c'est-à-dire tous les postes avancés qui défendaient Nieuport sur la rive droite de l'Yser. Encore un effort, et les Allemands étaient maîtres des ruines de la malheureuse ville que leurs obus avaient incendiée et, ce qui eut été plus grave, des écluses qui allaient permettre de tendre l'inondation préservatrice. Aussi l'armée de secours, dès son arrivée, fut-elle portée sur ce point. A peine débarquée, elle reçoit le signal de l'offensive et, d'un magnifique élan, reprend sous un feu d'enfer, non seulement le village de Lombaertzyde, mais aussi tout le terrain qui s'étendu du village à la mer et notamment cette grande dune, aux défenses chaque jour puissamment accrues, dont il a été si souvent question dans les communiqués.


Devant cette vigoureuse attaque d'une troupe fraîche, l'Allemand, qui persuadé qu'il n'avait devant lui que la petite armée belge à bout de souffle croyait déjà tenir la victoire, recula étonné et dès lors, sentant que la partie était perdue pour la seconde fois, ne songea plus qu'à se fortifier sur les positions qu'il occupait. On sait qu'il ne les a plus quittées. Nulle part la guerre ne s'est cristallisée d'une façon plus rigide que sur ce point extrême du front. L'effort de l'ennemi s'est porté ensuite sur Verdun, où il a essuyé son troisième grand échec; notre offensive a eu pour théâtre la Champagne, puis la Somme et l'attention s'est peu à peu détournée de ce front flamand, où s'étaient fixés naguère les regards de l'univers entier. Le silence s'était fait autour des noms des villages de l'Yser. Mais voici qu'une rumeur se propage. La canonnade cesse d'être d'une « intensité habituelle », comme disaient les modestes communiqués belges, et tout nous dit que sur ce point de la ligne de feu nous sommes à la veille de grands événements.


Quand j'ai visité ce secteur, peu après la bataille de l'Yser, toutes les dunes qui s'étendent de Nieuport à la mer présentaient l'aspect le plus pittoresque et le plus imprévu: mêlés à des Belges à des fusiliers marins, à des zouaves, des goumiers marocains et des tirailleurs indigènes y cantonnaient y manœuvraient, et les jours de vent, quand là brise du large soulevait le sable des dunes, on eût pu se croire dans quelque lointaine Mauritanie. Cette végétation sèche des oyats, qui ressemble à l'alfa, ajoutait à l'illusion.


Parfois, sous un coup de soleil, un groupe de spahis abrités derrière une dune composait un Delacroix ou un Fromentin. Mais quelle désolation! Et comme par cet âpre et pluvieux hiver qui commençait on sentait l'exceptionnelle difficulté de la lutte dans ce pays où la nature, rendue à elle-même, semblait être devenue violemment hostile à tout ce qui est humain! Nieuport-Bains, la petite station balnéaire qui naguère étalait ses villas le long de la mer à trois kilomètres de la ville, n'était plus qu'un amas de décombres; devant nous coulait l'Yser, dont l'estuaire, large d'une trentaine de mètres à marée basse, devient assez important à marée haute pour former un sérieux obstacle entre la rive droite et la rive gauche, puis, par delà, c'étaient les sables de la grande dune et, un peu plus loin, dans les terres, les ruines de Lombaertzyde où se trouvaient nos tranchées.


Depuis ce temps, l'aspect des cantonnements a bien changé et lors de ma dernière visite on ne voyait plus rien de semblable; les brillants costumes des spahis ont disparu du front occidental et les « demoiselles au pompon rouge » ont reçu une autre affectation; mais la désolation, l'hostilité du paysage sont demeurées les mêmes et la garde est toujours aussi difficile et aussi meurtrière aux rives de l'Yser. Profitant de la relève qui venait d'être faite par les Anglais, qui ne connaissaient pas le terrain, les Boches ont quelque peu progressé ces jours derniers dans le secteur des dunes. Par un coup de surprise ils se sont emparés des postes et des tranchées situés sur la rive droite de l'Yser. Ce n'est qu'un avantage tout local et certainement éphémère, car nos alliés n'ont pas l'habitude de rester sur un échec, si léger soit-il; la garde du petit fleuve flamand n'a pas été compromise un seul instant. Mais cette offensive, dont tout indique le caractère préventif, a trahi la crainte du kronprinz de Bavière de voir les alliés tenter une attaque de grand style vers Ostende et Zeebrugge. Il suffirait en effet d'une avance de quelques kilomètres le long de la route qui longe la mer pour rendre absolument intenable aux Allemands ce véritable repaire de pirates d'où partent la plupart de leurs sous-marins. Zeebrugge pris ou détruit c'est le fiasco définitif, incontestable de la guerre sous-marine; c'est le coup le plus grave que nous puissions porter à ces masses germaniques qui, dans leur détresse, se sont raccrochées à cet unique espoir: affame l'Angleterre en lui coulant tous ses navires.

L. Dumont-Wilden

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