samedi 29 avril 2006

En route vers le Front des Flandres, fin 1914...

Au petit jour, nous nous réveillons courbaturés et affamés , le train stationne devant une gare,encore éclairée, est-ce enfin Dunkerque, non, ce n'est que Hazebrouck nous y restons une heure environ; enfin l'on repart en rebroussant chemin et l'on arrive par un joli soleil en gare de Dunkerque. L'odeur et le murmure de la mer nous sont doux et plus encore le chocolat et le petit pain que nous prenons au buffet, heureusement ouvert.Depuis la veille à midi, nous n'avons eu comme aliment chaud qu'un café — d'ailleurs excellent — pris à une station halte-repas. Bah! c'est la guerre et nous en verrons bien d'autres.

Pour le moment, la gare de Dunkerque présente une animation pittoresque et presque joyeuse. Les officiers anglais rouges, minces, propres, allongent de grands pas sonnants de sportsmen; ils mangent, il lisent des journaux, ils parlent avec hésitation un vague français; des intendants, des interprètes vont et viennent. Calmes, accoutumés déjà à venir chaque matin déjeuner à la même table. L'on commence à sourire — lorsque soudain un train arrive, plein de choses blanches; à travers les baies des wagons-couloirs on aperçoit des oreillers blancs, des dames blanches des chemises et des linges blancs — mais sur les coffres des voitures de grandes croix-rouges et à l'intérieur — en regardant bien, on distingue des visages pâles, émaciés, des yeux clos, des yeux inquiets, des yeux fiévreux. C'est un train sanitaire?— un autre vide remonte vers le front — nous demandons à le prendre — mais nous n'en n'avons pas le droit et il faut attendre jusqu'à midi en gare de D.... (Dunkerque)

J'en profite pour aller voir mon ordonnance et mes chevaux; je trouve celui-là en train d'acheter une bouteille de vin au prix de 2 francs; je me fâche et la lui fait donner pour 1 franc; c'est déjà bien — nous ne sommes plus en Algérie! Pourtant entre les maisons blanches, la mer miroite, mais ce n'est plus la mer bleue; c'est la mer d'argent qu'opalise un rayon de soleil. Je caresse mes chevaux, dont les sabots font résonner le plancher du wagon, dont les yeux exorbités et injectés de sang trahissent la fatigue el l'inquiétude. Ils sont pourtant mieux ici que sur le bateau, mais ils n'aiment ni l'un ni l'autre. L'un, Chazeuil, est un barbe gris, solide, assez svelte, quej'ai depuis six mois, l'autre que j'ai choisi depuis la mobilisation est un alezan doré qui a du sang; sa croupe haute, ses allures allongées en témoignent; il a un nom anglais, il s'appelle Donald. J'ai été content de mettre la main sur lui; il est plus propre que les barbes gris à la guerre continentale, mais hélas! il ne la fera pas longtemps!

Le wagon de nos chevaux est attaché en queue du train, qui doit nous emmener. Nous partons enfin, il est midi — il fait un joyeux et doux soleil d'automne et, dans les rues de la petite ville, on aperçoit des toilettes claires et des vestons neufs. C'est dimanche. Nous atteignons en quelques minutes la station-frontière; le train français s'arrête ici; un train belge viendra nous prendre dans quelques temps; une heure ou deux, plus peut-être — pour nous conduire à Furnes.
Le train qui nous a amenés est reparti. La petite station est devenue calme, déserte, silencieuse et propre, comme il convient à une petite station le dimanche et dans ce calme dominical, l'oreille attend les cloches de vêpres. Mais les cloches ne sonnent pas; et c'est un autre son,qui tombe — tout à coup — dans le grand silence dominical....

Pa-poum! c'est pareil au choc mat et double d'un énorme fléau s'abattant sur des gerbes à intervalles réguliers; c'est ce qu'on entendait auprès des polygones; ce n'est pas le grondement de la bataille, c'est le bombardement méthodique, implacable.
— Pa-poum! nous écoutons...

Quelqu'un nous dit: « Ils bombardent Furnes; votre train va arriver, mais on ne sait pas si on pourra le réexpédier; ils bombardent le quartier de la gare ». Ces Messieurs nous font bien de l'honneur.

Nous errons dans la petite station, traînant nos sabres. Nous nous arrêtons devant les portes closes; nous regardons à travers les vitres. Dans une petite salle carrée, nous apercevons deux soldats couchés sur le dos, côte à côte. Ce sont deux fantassins imberbes en culotte rouge et en capote bleue, allongés sur la dalle, immobiles, les yeux clos. Leur peau trop blanche se plisse sur les os de leurs mains. Ils sont morts. Pourtant ils ne portent aucune blessure apparente et leurs visages sont apaisés...

Nous regardons, le front à la vitre, puis nous nous éloignons, silencieux.

Et voici que sur la voie du chemin de fer, du coté de Furnes, nous apercevons des gens qui viennent, des femmes surtout et des enfants dans leurs habits du dimanche, piétinant le sable et butant sur les traverses, quel étrange lieu de promenade! mais il y en a aussi sur la roule là-bas. Ils ne se promènent pas, ils fuient. Ils fuient le fléau qui s'abat sur leur ville là-bas! Ils crient, ils s'interpellent; les cheveux blonds des femmes s'écroulent sur leurs nuques, elles les retiennent d'une main, tandis que de l'autre elles tirent un enfant qui se plaint; les vieilles ont de grands châles sur la tête et sur les épaules; une petite brune, à la bouche rouge, descendante de quelque soldat espagnol, s'abrite sous une ombrelle crème. Elle nous jette au passage un regard ou il y a plus de coquetterie que d'angoisse. Soyez satisfaite jeune fille ou jeune femme, nous nous souviendrons de vous, pour votre ombrelle claire parmi ce peuple en fuite, pour votre sourire rouge parmi ces visages pâles et pour autre chose dont vous ne vous doutiez pas: le mirage soudain des luttes passées, du flux et du reflux, qui incessamment déferle sur cette grève ouverte à tous les flots et à toutes les tempêtes. Toutes cependant n'ont pas le calme de notre sœur latine: des yeux clairs regardent sans voir, envahis par une eau morte, yeux comme on n'en voit qu'à la guerre, pauvres yeux qui ont peur...

Enfin notre train est arrivé, il repart. Le soleil descend du côté de la France, et le cortège des fugitifs s'éloigne aussi de ce coté; le canon d'ailleurs se tait, comme ces vents d'été qui s'apaisent au crépuscule. Et nous entrons en gare.

Elle est intacte et en pleine activité; les cours sont remplis de fourgons venus au ravitaillement; je cherche vainement un quai ou une rampe pour débarquer mes chevaux; il me faudra attendre la pleine nuit. Je vais prendre les ordres et préparer mon logement. La ville est animée, tout le monde n'est pas parti, on commente vivement le coup de canon qui a fait un trou hexagonal dans la façade de l'hôtel, où déjeunait l'état-major belge; c'est le seul dégât que j'aperçoive. Les maisons de la petite place forment le carré autour de l'hôtel de ville aux colonnes légères, sur la porte duquel flotte un énorme drapeau; les façades triangulaires et ciselées sont alignées comme pour une parade. Les estaminets sont pleins de soldats et de civils. Mes chevaux sont logés dans une remise derrière l'un de ces estaminets; pour y pénétrer, ils doivent traverser un corridor; les braves bêtes entrent là sans trop rechigner, guidées par une belle fille blonde dont les sabots font cloc, cloc, à chaque pas.

Pour regagner mon logement, il faut franchir un petit canal; je m'arrête un instant sur le pont, je m'accoude au parapet de pierre; derrière moi des fourgons passent en sautant sur les pavés; mais l'eau est immobile et, tout le long d'elle, les quais sont silencieux et sombres. La lune monte et reflète sa face ronde et pâle sur l'eau calme du canal. Les chariots ont passé; la petite ville s'endort — sous la lune — résignée à ce qui doit arriver...

Vital MAGNE, 1918

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